Tel est le sous-titre d’un passionnant essai d’histoire comparée, Le Déclin (Le Toucan, 2013, 20 euros). Son auteur, David Engels, réunit tous les paradoxes. C’est un jeune (33 ans) spécialiste de l’Histoire romaine, belge de culture germanophone, avec un nom qui rappelle celui du compagnon de Karl Marx.
Il dresse un parallèle audacieux et tout à fait inédit entre la situation actuelle de l’Europe et celle de Rome… à la fin de la République, autrement dit au 1er siècle av. J.-C., à l’époque de Marius, Sylla, Pompée, César et Auguste !
Avant lui, dès le XIXe siècle, de nombreux historiens et essayistes s’étaient inquiétés de l’évolution du Vieux Continent et avaient cherché des grilles d’explication dans une comparaison avec la fin de l’empire romain (IIIe-Ve siècles de notre ère), mais jamais encore personne n’avait songé à la crise du 1er siècle av. J.-C.
Point par point, David Engels confronte l’Europe du XXIe siècle et la République romaine : il analyse la première principalement à travers les sondages d’opinion et la seconde à travers les chroniques, les écrits et la correspondance des contemporains (Cicéron, Salluste…). Les similitudes dans les moeurs et les mentalités sont confondantes.
Après l’affrontement ultime avec Carthage et la soumission de la Grèce, en 146 av. J.-C., la République romaine ne se connaît plus d’ennemis extérieurs notables, mis à part le lointain roi des Parthes. Au lieu de conduire à la «fin de l’Histoire», cette longue période de paix va exacerber les tensions sociales à l’intérieur même de la péninsule italienne.
Entre la révolte des Gracques, en 133 av. J.-C., et l’avènement d’Auguste, un siècle plus tard, Rome voit ses valeurs traditionnelles«balayées par un synchrétisme multiculturel de plus en plus problématique ; démographie des citoyens romains en chute libre ; destruction de la cohésion politico-sociale entre le peuple et les élites…». L’ordre social est maintenu vaille que vaille par la distribution d’allocations sociales de plus en plus massives à la plèbe romaine. Autant de phénomènes qui ne sont pas sans rappeler la situation actuelle de l’Europe avec l’éclatement des structures sociales.
L’auteur consacre des pages passionnantes à la quête désespérée d’identité dans des sociétés qui se sont détournées de leur histoire. Le débat est déjà prégnant à Rome au 1er siècle av. J.-C..
La langue pas plus que la géographie ou la race ne permettaient de définir l’appartenance à la communauté. Encore moins la religion antique, méprisée et tenue en lisière tandis qu’étaient accueillies à bras ouverts les religions d’ailleurs. Le principal monument d’envergure qui nous reste de cette époque est le «Panthéon» de Rome, monument dédiée à «tous» les dieux…
Le cosmopolitisme rapproche également la République romaine de l’Occident contemporain. Rome est devenue, comme nos métropoles, la ville de toutes les cultures et de toutes les origines. Sénèque écrit à propos de ses habitants : «demande à chacun d’eux d’où il est ; tu verras qu’en majeure partie, ils ont déserté leur pays d’origine pour une ville qui sans contredit est la plus grande et la plus belle du monde, mais qui cependant n’est pas la leur».
David Engels étend les analogies aux domaines social, politique et institutionnel. Il montre que Rome, comme aujourd’hui l’Union européenne, exerce une attirance irrépressible sur sa périphérie.
Quand la Décapole de Syrie souffre des exactions du roi de Judée Hérode, elle s’en plaint à Rome et sollicite son protectorat. Elle l’obtiendra en définitive à la mort du roi. À maintes reprises aussi (tremblements de terre, piraterie etc), Rome se pose en ange gardien, offrant ses secours et sa protection en échange de la liberté et des impôts.
La philanthropie, les entreprises caricatives et le droit d’ingérence sont les armes diplomatiques que privilégie Rome, tout comme l’Europe actuelle.
L’historien ne dissimule pas son pessimisme au vu de ces analogies. Constatant que les nations européennes, par lassitude, ont d’elles-mêmes renoncer à leur identité et à leur rôle historique, il se demande si «le remplacement de valeurs traditionnelles par des idéaux humanistes potentiellement partagés par tous suffira à créer un sentiment identitaire européen suffisamment fort pour surmonter les crises auxquelles notre continent devra bientôt faire face». Il y a matière à débattre entre gens de bonne compagnie.